Il continua d'avancer toujours, jusqu'à ce que tout signe de la
porte eût disparu derrière lui. Il était entièrement seul. Bientôt
il éprouva une sensation de chaleur.
"Est-ce une sorte de lumière rouge qu'il me semble voir approcher
juste devant moi, là-bas ?" pensa-t-il.
C'en était une. Elle augmenta au fur et à mesure qu'il avançait,
et il n'y eut bientôt plus aucun doute à ce sujet. C'était une lumière
rouge dont l'intensité augmentait régulièrement. Et il faisait indubitablement
chaud à présent dans le tunnel. Des traînées de vapeur flottaient
dans l'air et passaient autour de lui, et il se mit à transpirer.
Un son commença aussi à vrombir à ses oreilles, une sorte de bouillonnement
semblable au bruit d'une grande marmite sur le feu, mêlé d'un grondement
qui faisait penser au ronronnement de quelque gigantesque matou.
En croissant, ce son révéla l'indubitable gargouillement d'un énorme
animal, ronflant dans son sommeil, là en bas au milieu de la lueur
rouge que le hobbit avait devant lui.
A ce point, Bilbo s'arrêta. Poursuivre son chemin fut l'acte le
courageux qu'il devait jamais oser. Les événements formidables qui
se produisaient ensuite n'étaient rien en comparaison. Il mena le
vrai combat seul dans le tunnel, avant d'avoir vu le vaste danger
qui l'attendait. Quoiqu'il en soit, après une courte halte, il reprit
sa progression ; et vous pouvez vous le représenter arrivant à l'extrémité
du tunnel, c'est à dire à une ouverture de la même dimension et
de la même forme que la porte d'en haut. La petite tête du hobbit
jeta un regard furtif au travers. Devant lui s'étend la grande cave
la plus profonde, le cul-de-basse-fosse, des anciens nains, au coeur
même de la Montagne. Il y règne une obscurité presque totale, de
sorte que l'on n'en peut deviner que de façon imprécise toute l'étendue,
mais une grande lueur s'élève de la partie la plus proche du sol
rocheux. Le rougeoiement de Smaug !
Il était étendu là, le grand dragon rouge et doré, profondément
endormi ; un bruit monotone venait des mâchoires et des naseaux,
ainsi que des rubans de fumée, mais dans son sommeil ses feux étaient
bas. Sous lui, sous tous ses membres et son immense queue et de
tous côtés autours de lui, s'étendant partout sur le sol invisible,
étaient entassée une masse de choses précieuses, or travaillé et
or brut, pierres et joyaux, et argent, teinté de pourpre dans la
lumière rougeoyante.
Smaug était allongé, les ailes repliés, comme une immense chauve-souris,
à demi tourné sur le côté, de sorte que le hobbit pouvait voir son
long ventre pâle, qu'un long repos sur sa couche somptueuse avait
tout incrusté de gemmes et de parcelles d'or. Derrière lui, là où
les murs étaient le plus proches, on apercevait vaguement des cottes
de mailles, des heaumes et des haches, des épées et des lances suspendus
; et là étaient alignés de grandes jarres et des récipients remplis
de richesses incalculables.
Dire que Bilbo en eut la souffle coupé ne signifie rien. Il n'est
plus de mots pour exprimer son éblouissement depuis que les Hommes
ont changé le langage qu'ils avaient appris des elfes à l'époque
où le monde entier était merveilleux. Bilbo avait déjà entendu parler
dans les récits et les chants des réserves des dragons, mais il
n'aurait jamais imaginé la splendeur et l'éclat d'un pareil trésor.
Il eut le coeur empli de ravissement ainsi que du désir des nains
; et il contemplait sans mouvement, oubliant presque le terrible
gardien, l'or sans prix ni mesure.
Il le contempla pendant un temps qui semblait un siècle ; mais enfin,
attiré presque malgré lui, il se glissa hors de l'ombre de la porte
et franchit l'espace qui le séparait du bord le plus proche des
monceaux du trésor. Au-dessus de lui était étendu le dragon, affreuse
menace, même dans son sommeil. Bilbo saisit une coupe à deux anses,
aussi lourde qu'il pouvait la porter, et leva un regard craintif.
Smaug remua une aile et ouvrit une griffe ; son ronflement changea
de ton. Bilbo s'enfuit. Mais le dragon ne se réveilla pas -pas encore-
et il passa à de nouveaux rêves d'avidité et de violence, couché
là dans sa salle cambriolée, tandis que le petit hobbit remontait
laborieusement le long tunnel. Il avait le coeur battant et ses
jambes tremblaient plus fiévreusement qu'à sa descente ; mais il
étreignait toujours la coupe, et sa principale pensée était : "
Je l'ai fait ! Ceci le leur prouvera. " Davantage l'air d'un épicier
que d'un cambrioleur ", vraiment ! Eh bien, on n'entendra plus de
choses de ce genre. "
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